MESSAGE CONDENSÉ DES ÉLÉMENTS-CLÉS ISSUS DU DIALOGUE SUR LA PARTIE SUISSE DU BASSIN-VERSANT
Le lecteur trouvera ci-dessous quelques éléments vécus lors des 5 premiers jours du (diagnostic croisé de santé territoriale) dialogue demandé par les kogis dans le bassin-versant du Rhône. Six thèmes ont été choisis pour leur résonance originale et comme points spécifiques ressortant des sites investis côté suisse. Ils sont rassemblés ici de façon synthétique. Les référents scientifiques ayant eu la chance de vivre ce dialogue unique et signataires du présent message, se tiennent à disposition pour les développer à volonté.
La cosmovision des kogis
Une « cosmovision » ou « vision du monde » est un outil méthodologique construit par des anthropologues américanistes afin d’essayer d’appréhender une culture dans sa globalité, les phénomènes sociaux, politiques et religieux qui la constituent. En d’autres termes, l’imago mundi ou la façon dont un peuple se représente l’univers et ses interrelations. Cette « vision du monde » est une structure symbolique agissante partagée par un groupe social dans un ordre établi, reflet de l’ordonnancement du monde -gouvernance ou lois, selon les termes employés par les Kogis- tant au plan des pratiques sociales, politiques, économiques et religieuses.
Dans la pensée kogi, l’humain est conçu comme interdépendant avec ce qui l’environne. Humain, nature et cosmos sont interreliés, en correspondance, en connexion les uns aux autres, en coresponsabilité avec le territoire, les montagnes, les arbres, les animaux, les étoiles… dans un ordonnancement, une « gouvernance » harmonieuse construite autour d’une dialectique d’échanges.
Cette gouvernance s’opère dans un équilibre dynamique, en mouvement, symbolisé par le tissage. Une pensée déréglée, un acte inadéquat, par exemple couper plus de bois qu’il n’en faut où arriver près d’une source avec des pensées négatives, entraîne un déséquilibre dans l’ordonnancement du monde qui aura à une répercussion sur la santé de l’humain et de la nature. Grâce à cette relation équilibrée entre ces entités, au respect de ces lois, humain, nature et cosmos, la vie peut se perpétuer, l’eau demeurer abondante et les récoltes généreuses…
A l’image des cosmovisions aztèque et maya, deux forces régissent le monde kogi, l’une réparatrice, Chendukua ou « mouvement infini de paix, de réparation », l’autre d’éclatement, Shikwakala ou « mouvement de destruction ». La mission ou le rôle de l’humain, réceptacle de ces influences opposées dans la pensée kogi, est de maintenir ces forces en équilibre. Comme une résonnance aux propos de Paracelse « -« l’hommeest le microcosme du macrocosme » dans la vision kogi, le monde est anthropomorphisé
Le corps territorial
Dans le dialogue avec les kogis, la référence au territoire qui fonctionnerait comme un corps vivant est permanente. D’après eux, c’est à travers le territoire que la nature exprime les lois et principes (Lois de Sé) qu’il est nécessaire de connaitre pour se situer, exercer la justice, soigner et d’une manière plus large, comprendre les événements à venir et au final, vivre en paix tout simplement. Lors des moments d’échange en Suisse, le gouverneur Arregoces Conchacala a rappelé en permanence que les montagnes sont le « gouvernement » que c’est à travers elles, leurs « dynamiques » que les autorités spirituelles, Mama et Saga sont informées sur ce qui est « juste » et qui doit être mis en œuvre au bénéfice de la communauté.
Ces métaphores considérant le territoire comme un corps humains, transparaissent aussi dans notre culture puisque nous parlons volontiers d’une rivière comme d’une « artère », du Rhône genevois comme la « colonne vertébrale » du canton et des forêts comme des « poumons verts ». Les kogis, semblent aller plus loin, qui considèrent les différents sites du bassin-versant à la rencontre desquels nous sommes allés, comme les fonctions organiques d’un corps humain : ainsi le glacier du Rhône serait le cerveau, et les montagnes qui l’entourent, sa boite crânienne. Les cols du Grimsel et de la Furka arrivent au niveau du cou à Gletsch … Les hydrologues décrivent d’ailleurs cette partie du système, comme la tête de bassin … Les forêts sont la peau du territoire avec ses poils protecteurs. Le lac Léman en est le cœur ou un poumon. Et ainsi de suite jusqu’à la mer.
Il est dès lors très clair pour les kogis que nous avons des devoirs, des responsabilités pour que ces différentes fonctions soient maintenues, soignées et pour que l’ensemble puisse fonctionner en cohérence. Ainsi, le glacier en tant que cerveau, se doit d’être préservé, protégé de toutes incursion pour préserver son bon fonctionnement et lui permettre de garder « la tête froide ». On imagine les conséquences d’une pollution ou d’une destruction du cerveau / glacier sur la diffusion des informations vers l’aval et dans tout le bassin versant vu la capacité de l’eau à changer de structure, à se charger en substances diverses : de là à considérer que l’eau représente la mémoire du territoire … Les kogis ne boivent par exemple jamais l’eau dans le fleuve principal, mais sur les résurgences et les petits rus latéraux. De même, ils ne percent pas les montagnes car d’après eux, percer comme si on pratiquait un trou dans votre corps.
Les autochtones, interprètes du territoire
Dans cette relation symbiotique ou de l’ordre de l’analogie, l’humain devient le décodeur ou l’interprète d’un environnement dans lequel tout est relié : les rapports sociaux, la nature, le cosmos et les ancêtres dans un mouvement dynamique et continu.
On comprend mieux, pourquoi l’un des messages clés transmis par la délégation kogi est de « faire la paix avec la nature et entre nous les humains ». Les mamus et les sagas Kogis (autorités spirituelles) ont pour mission de prendre soin des relations, dont nos relations avec les territoires. Il nous faut pour cela, « changer d’attitude envers la nature, ne pas l’abimer par nos pensées négatives, arrêter de toujours lui prendre, sans jamais rien lui donner. C’est votre responsabilité. » Cela implique de reconsidérer notre relation à la nature dans notre mode de pensée occidental où elle est envisagée comme une ressource exploitable à notre service y compris lorsque nous parlons de « conservation des espaces naturels ».
La gouvernance en pratique
Le fait que certains lieux, en particulier dans les montagnes et en rapport avec l’eau, soient chargés en énergies et en informations essentielles, engendre une forme de cartographie relationnelle et sociale : certains lieux sont laissés à eux-mêmes (à leur dimension cosmogonique ou sacrée), d’autres ne peuvent être « visités » que par les autorités spirituelles pouvant en absorber les informations, et les autres secteurs sont au bénéfice usuel des communautés selon la hiérarchie de leurs différentes fonctions.
Le message kogi est « simple » : c’est la nature et les montagnes qui transmettent à la communauté ce qu’il convient de faire, pour tenir à distance déséquilibres et maladies. Il s’agit donc d’écouter ce que les autorités spirituelles féminines et masculines perçoivent pour ensuite échanger et décider. Plusieurs fois sur le terrain, lorsque le gouverneur s’exprimait sur ce qu’il pensait des sites visités, il a dû faire appel aux mamus et à la saga pour expliquer certaines notions à l’exemple des connaissances délivrées par certains sites de leur territoire; tout en parlant il mettait alors les mains derrière lui comme pour appeler l’information manquante. Ils nous ont aussi relaté comment se pratique l’échange au sein de la communauté le soir auprès du feu, en profitant de ce dernier pour brûler les mauvaises intentions, les difficultés évoquées. Les évènements de la journée sont évoqués afin que ce qui a été « pris » le jour puisse être rendu la nuit. Les décisions sont toujours mixtes et en appellent au féminin et au masculin.
Les réciprocités
Dans la pensée kogi, la nature est une entité vivante, alter ego non séparé du genre humain. Règnes minéral, végétal, animal et humains se situent sur un même plan et partagent la terre dans une relation d’égalité, d’échange et de réciprocité, impliquant des obligations les uns envers les autres. Des échanges symétriques -je donne, je reçois, je rends – maintiennent la paix et l’équilibre entre les règnes. Pour les Kogis, ces lois régissent tous les échanges ; voilà pourquoi des rituels et des offrandes sont perpétués, des autorisations sont demandées dès lors qu’il y a une interaction entre les humains et les autres règnes, semis, chasse, collecte ou même simplement pour pénétrer dans un territoire. Déroger à ces règles entraine une dette envers les autres règnes, qui peut conduire à des perturbations sociales, écologiques voir à des maladies.
Les différences identifiées autour desquelles le dialogue pourrait être approfondi
Dans un ordonnancement schématique des échanges, il a pu être relevé 4 catégories de thèmes : ceux sur lesquels il y a convergence (par exemple « il faut sortir les jeunes des murs de l’école, pour les emmener apprendre de la nature »), ceux sur lesquels les kogis ont été surpris en bien par ceux qu’ils appellent « les petits frères » (par exemple la qualité des eaux du fleuve à Genève), ceux sur lesquels il parait très difficile de renverser la tendance (par exemple la fonte des glaciers) et enfin ceux sur lesquels il y a des différences d’appréciation et de pratique. Cette dernière catégorie est évoquée brièvement ici car les points qu’elle contient impliquent d’aller plus loin dans le dialogue.
Les kogis sont frappés par la propension des petits frères de construire sur les sites « sacrés » d’un territoire des antennes, des installations touristiques : des constructions qui d’après eux, perturbent l’organisation naturelle d’un territoire et donc ce qu’il a à nous dire. Pour eux, il faudrait que ces sites essentiels pour le fonctionnement équilibré d’un territoire ne soient protégés de toutes dégradations et donc redus inaccessibles. Les protections mises en place par le biais des parcs et des réserves, sont d’après eux, totalement insuffisantes. Cela génère le plus souvent une augmentation de la fréquentation touristique et au final des perturbations de la nature
Les kogis ont été perturbés par l’absence de mémoire encore vivante de l’histoire de nos « autochtones ». C’est en effet à travers eux, leurs pratiques lointaines et ancestrales que pourraient être « réveillée » les connaissances sensibles d’un territoire, permettant de passer de l’aménagement au ménagement des lieux. Plusieurs pistes ont été évoquées qu’il s’agit de continuer à explorer pour tenter de régénérer ces liens: l’usage et le réveil de certains objets, les connaissances sensibles de certaines personnes, semblent pouvoir ouvrir des pistes utiles de « lecture » des territoires.
Autre interpellation pour les Kogis, leur incompréhension de nous voir toujours prendre, sans jamais redonner en échange. Un constat qui vaut autant dans les relations humaines que nos relations avec le milieu naturel que nous « exploitons ». C’est un métabolisme global que nous mettons à mal, qui appelle le développement d’une culture et d’une une praxis basée sur le rééquilibrage permanent d’une situation, territoire ou groupe humains. Ce que nous nommons « compensation » sera-t-il suffisant pour limiter nos impacts environnementaux ? Pouvons-nous « racheter » pour rééquilibrer une situation ce qui a été extrait ou consommé – charbon, pétrole, métaux précieux ? On voit bien que nos consciences doivent aussi bouger pour imaginer ensemble un monde de demain viable ou nous serions en paix avec la nature.
Car c’est peut-être cela la question clé, que nous ont partagé les Kogis. – « Avec tous vos projets de développement, le réchauffement climatique, il est dans vos têtes. Posez-vous, ralentissez un peu et cela devrait aller mieux »
Les Kogis sont prêts à poursuivre les échanges, si nous sommes d’accord pour chercher ensemble les chemins d’une paix avec la nature et d’une résilience de nos territoires . Sommes-nous prêts ?
Claire Laurant, Gilles Mulhauser, augmenté par Eric Julien